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Herb Alex devant le fleuve Columbia.

Les oubliés du fleuve Columbia

Depuis 60 ans, le Canada et les États-Unis se partagent la gestion du fleuve Columbia, sur la côte ouest, en vertu d’un traité. Le temps est venu de renouveler ce traité, ce qui représente de nombreux défis, et de réparer ce que plusieurs considèrent comme des erreurs du passé.

Sur le bord du lac Arrow, un grand réservoir à même le fleuve Columbia, en Colombie-Britannique, le maire du village de Nakusp, Tom Zeleznik, a l'impression que sa collectivité a été bernée.

Nous le rencontrons à la fin de 2023. Il nous montre le quai à partir duquel les gens peuvent normalement plonger dans le lac. Mais il est là, sur le sable, bien loin du bord de l'eau. C'était comme ça à la mi-juillet! Tout le monde venait à la plage ici, mais personne ne pouvait se baigner parce que les niveaux d'eau étaient trop bas, raconte-t-il.

L'été 2023 a effectivement été chaud et il y a eu une sécheresse. Mais si les niveaux d'eau sont si bas, c'est aussi parce que le réservoir Arrow sert avant tout à fournir de l'eau aux Américains.

Il y a des fluctuations depuis toujours. Le niveau de l'eau monte et descend de 20 mètres chaque année, explique Tom Zeleznik.

Le fleuve Columbia entouré de petites montagnes et de végétations automnales, en Oregon, aux États-Unis, en 2024.

Le fleuve Columbia est l'un des plus importants cours d'eau d'Amérique.

Photo : Radio-Canada / Benoît Livernoche

Un grand traité qui change tout

Le fleuve Columbia est l'un des plus importants cours d'eau d'Amérique. C'est d'ailleurs lui qui a donné son nom à la province de l'ouest. Le fleuve prend sa source dans les Rocheuses canadiennes pour s'écouler sur 2000 km et se jeter dans l'océan Pacifique, entre l'Oregon et l'État de Washington. Le Canada en détient 800 km, et les États-Unis, le reste.

Il sillonne le cœur de la Colombie-Britannique. Il a un bassin hydrographique de la taille de la France, explique Eileen Delehanty Pearkes, autrice du livre A River Captured, portant sur le traité du fleuve Columbia.

C'est un fleuve qui a été harnaché à outrance par de nombreux barrages, déplore-t-elle.

Le fleuve Columbia possède en effet l'une des plus grandes concentrations de barrages dans un bassin hydrographique du monde. Entre les années 1930 et les années 1980, pas moins de 60 barrages ont été construits sur le fleuve et ses affluents. De ce nombre, 14 se trouvent au Canada. En Colombie-Britannique, ces barrages produisent près de la moitié de la capacité totale de BC Hydro, la société publique d'électricité. 

Un traité, deux pays

Depuis 1964, l'ensemble de cette production hydroélectrique et surtout les niveaux d'eau sont gérés par une entente conclue entre le Canada et les États-Unis : le Traité du fleuve Columbia.

Ce traité impose au Canada de stocker 19 milliards de mètres cubes d'eau pour contrôler les inondations et augmenter et améliorer la production d'énergie hydroélectrique aux États-Unis, explique Eileen Delehanty Pearkes.

Le Canada a obtenu 64 millions de dollars pour la durée de l'entente, soit 60 ans. Le Canada a aussi obtenu 50 % de la production électrique du Columbia du côté américain.

Toutefois, en Colombie-Britannique, la rétention de l'eau pour la production hydroélectrique américaine a eu un effet rapide sur le paysage : d'immenses réservoirs sont apparus le long du fleuve Columbia, dont le réservoir Arrow. Cela a touché de nombreuses communautés, et beaucoup de personnes ont été déplacées, relate l'autrice.

Tom Zeleznik, qui a passé sa vie à Nakusp, se souvient bien des changements qu’a connus le paysage. Sur la plage, il nous montre l'endroit où il y avait une gare de triage pour les trains qui venaient récupérer le bois d'une scierie. Un peu plus loin, il nous montre un ancien territoire agricole, aujourd'hui inondé quand les niveaux d'eau sont à leur point le plus haut.

Le maire du village de Nakusp, Tom Zeleznik, à côté du lac Arrow, en Colombie-Britannique.

Le maire du village de Nakusp, Tom Zeleznik, a passé sa vie dans la région et a été témoin des changements au fil du temps.

Photo : Radio-Canada / Benoît Livernoche

C'était parmi les terres agricoles les plus fertiles de la Colombie-Britannique, soutient-il. Cela a dû être une épreuve pour les propriétaires, car leurs terres nourrissaient notre communauté.

En tout, la création de réservoirs a provoqué la perte de près de 120 000 hectares de terres le long du fleuve Columbia, en Colombie-Britannique. Et, dans les années 1960, plus de 2000 personnes ont été déplacées.

C'étaient des personnes qui, de génération en génération, cultivaient ces terres et à qui on a demandé de partir, raconte M. Zeleznik. Je ne peux pas imaginer ce que cela a dû être. Si elles n'étaient pas d'accord, on les forçait à partir.

De grands oubliés

Il y a plus de 60 ans, alors que les États-Unis et le Canada négociaient encore leur entente sur la gestion du fleuve, les préoccupations des Premières Nations n'étaient pas à l'ordre du jour.

Les Premières Nations n'ont pas été consultées. En fait, on nous a considérées comme un obstacle à la construction de barrages sur la rivière, déplore Herb Alex, un membre de la nation Sinixt, rencontré sur le bord du fleuve, à Castlegar, dans le centre sud de la Colombie-Britannique.

Le lac Arrow avec des montagnes un peu enneigées et de la végétation humide, en Colombie-Britannique.

Le lac Arrow à Nakusp, avec des terres normalement inondées.

Photo : Radio-Canada / Benoît Livernoche

Les Sinixt ont longtemps occupé cette région. Mais, comme beaucoup de nations autochtones, ils ont été déplacés, parfois malmenés.

Leur nombre a diminué année après année. En 1953, la dernière membre des Sinixt au Canada est morte. Trois ans plus tard, Ottawa a déclaré les Sinixt peuple éteint au Canada, même s’il y en avait encore quelques-uns dans l'État de Washington voisin.

Nous avons été déclarés éteints en 1956. Et en 1957, les travaux des barrages ont commencé. J'ai entendu dire qu'il s'agissait d'une coïncidence, dit Herb Alex sur un ton railleur.

Or les Sinixt n'ont pas lâché prise.

En 2010, Richard Désautels, un membre des Sinixt de l'État de Washington, a été arrêté en Colombie-Britannique pour avoir chassé un wapiti sur ce qu'il considère comme étant les terres ancestrales de son peuple. Il s'est lui-même livré aux autorités pour engager un combat judiciaire. La cause s’est rendue jusqu’à la Cour suprême du Canada, qui a jugé en 2021 que les Sinixt n'ont jamais été un peuple éteint et qu'ils peuvent faire valoir leurs droits ancestraux.

Ce que nous voulons vraiment, c'est revenir et assumer nos responsabilités à l'égard de l'écosystème.

Une citation de Herb Alex, membre de la nation Sinixt
Portrait de Herb Alex près d'un plan d'eau, avec de la forêt et des collines en arrière-plan.

Les Sinixt, dont fait partie Herb Alex, ont longtemps occupé cette région.

Photo : Radio-Canada / Benoit Livernoche

Ce saumon disparu

Aujourd'hui, les Sinixt ont pour projet de ramener le saumon du côté canadien du fleuve Columbia.

Le Columbia est un des plus grands fleuves à saumon au monde, à la fois en termes de superficie et du débit d'eau, explique Daniel Schindler, qui étudie les populations de saumon à l'Université de Washington, à Seattle.

Ils migrent sur des milliers de kilomètres, se dirigent vers le nord jusqu'au golfe de l'Alaska, et reviennent dans le fleuve Columbia pour aller frayer. C'est remarquable , poursuit le professeur.

D'après des recherches et des observations historiques, il y aurait déjà eu une dizaine de millions de saumons et de truites arc-en-ciel dans le fleuve Columbia.

La pêche commerciale a lourdement affaibli leur population à la fin des années 1800. Les vrais problèmes ont débuté quand le développement du bassin hydrographique s'est ajouté à la pêche commerciale, note Daniel Schindler.

Des années 1930 aux années 1980, la construction de nombreux barrages sur le Columbia a en effet bouleversé la migration des poissons.

Certains barrages ont été équipés de passes migratoires à poissons. C'est un dispositif qui permet aux saumons de franchir les barrages pour remonter vers leurs frayères.

Une passe migratoire à poisson au barrage Bonneville, situé entre l'Oregon et le Washington

Une passe migratoire à poisson au barrage Bonneville, situé entre l'Oregon et l'état de Washington.

Photo : Radio-Canada / Benoît Livernoche

Dans d’autres cas, cependant, aucun effort n'a été fait pour aménager des passages. Le barrage Grand Coulee, dans le centre de l'État de Washington, en est le parfait exemple. Mis en service en 1942, c'est le plus important en taille et en capacité de production électrique des États-Unis.

Dès son ouverture, le barrage a littéralement bloqué le passage de tous les poissons. Une fois Grand Coulee construit, aucun saumon n'a été capable de revenir frayer.

Une citation de Daniel Schindler

À partir de ce moment, c'en était fini pour le saumon dans toute la portion canadienne du fleuve Columbia. Cela a été dévastateur. Le fondement de notre culture, c'est le saumon, clame Herb Alex. Sans saumon, comment maintenir notre culture?

On estime maintenant à moins de 1 million le nombre de poissons – saumons et truites arc-en-ciel – qui reviennent chaque année dans le fleuve Columbia.

Un grand projet de réintroduction

Depuis quelques décennies, les gouvernements et les nations autochtones des États de Washington et de l'Oregon tentent de réhabiliter les populations naturelles de saumons et de truites arc-en-ciel. Pour ce faire, tout un programme d'élevage a été mis en place.

Nous prélevons dans la nature des poissons reproducteurs et les faisons frayer dans nos installations. Nous incubons les oeufs, puis les transférons dans nos lieux d'acclimatation. Et enfin, nous les relâchons, explique Charles Strom, qui dirige l'écloserie Levi George, de la nation Yakima, dans le centre de l'État de Washington.

Notre objectif, c'est de rétablir des populations naturelles, affirme le biologiste. Mais avec les multiples barrages, la dégradation de l'habitat, et les changements climatiques, c'est difficile. Mais notre but est que tout redevienne comme avant.

Tout ce travail en écloserie se passe au sud du barrage Grand Coulee. En effet, encore aujourd'hui, dans le Columbia, au nord du barrage et surtout au Canada, le saumon du Pacifique est inexistant.

Portrait de Charles Strom qui marche près de bassins de l'écloserie.

Charles Strom dirige l'écloserie Levi George, de la nation Yakima, dans le centre de l'État de Washington.

Photo : Radio-Canada / Benoit Livernoche

Les Premières Nations, dont les Sinixt, veulent changer le cours de l'histoire.

Nous envisageons un transport par camion pour transporter les poissons d'un bord à l'autre du barrage, explique Jarred Michael Erickson, président du conseil des Colville Confederated Tribes de l'État de Washington, dont font partie les Sinixt. Nous réfléchissons aussi à l'implantation d'un canon à poisson, communément appelé système Whooshh, poursuit-il.

Ce système est en fait une nouvelle technologie mise à l'essai qui se résume à un long tube dans lequel les poissons sont aspirés et propulsés en amont des barrages. La construction d'une passe migratoire est aussi évaluée, mais cela serait très coûteux , estime Jarred Michael Erickson.

Le gouvernement américain entend consacrer plus de 200 millions de dollars durant les 20 prochaines années à ce projet. Cela s'ajoute aux 9 milliards de dollars investis depuis les dernières décennies pour soutenir les programmes d'écloserie, dans le but de rétablir une population naturelle.

Le barrage hydroélectrique de Grand Coulee, dans l'État de Washington, aux États-Unis.

Le barrage de Grand Coulee.

Photo : Radio-Canada / Benoît Livernoche

Malgré tous ces investissements, encore aujourd'hui, plus de 80 % des poissons du bassin du Columbia, au sud du barrage Grand Coulee, commencent leur vie dans une écloserie, et le taux de survie naturel est très faible.

Nous savons désormais que les écloseries et les projets de restauration sont très coûteux, affirme Daniel Schindler. Or, les rivières sauvages sont naturellement productives et résistantes. Elles n'ont pas besoin de l'intervention humaine pour maintenir l'équilibre de leurs habitats.

Pour le professeur de biologie de l'Université de Washington, l'une des grandes préoccupations à venir découle bien sûr des changements climatiques : ils feront augmenter la température de l'eau.

Les barrages ont pour effet de ralentir, voire de freiner, le cours du fleuve. Cela a pour conséquence d'en réchauffer les eaux, précise-t-il. Les poissons qui remonteront le fleuve dans les prochaines années traverseront donc des eaux trop chaudes pour eux. Et la situation ne fera qu'empirer.

Daniel Schindler croit que les chances de réussir à réintroduire le saumon au-delà du barrage Grand Coulee, donc dans le Columbia canadien, sont faibles.

La nature nous surprendra peut-être, reconnaît-il tout de même. Et ce qui est bien avec les saumons, c'est qu'ils sont résistants. Vous leur donnez une petite chance et, généralement, ils s'en sortent. Mais les défis restent très grands.

Le barrage hydraulique Bonneville sur le fleuve Columbia, en Oregon.

Le barrage Bonneville sur le fleuve Columbia a été réalisé en 1938. Ce barrage possède une passe migratoire.

Photo : Radio-Canada / Benoît Livernoche

Un nouveau traité

Tom Zeleznik souhaite une amélioration du contrôle des niveaux d'eau, afin d'éviter des fluctuations constantes et leurs effets dévastateurs. On pourrait peut-être récupérer une partie des terres perdues, dit le maire du village de Nakusp.

Les débats autour des négociations tiennent aussi compte du point de vue des Premières Nations et, surtout, du fait que le fleuve Columbia est un grand écosystème dont la précieuse ressource, l'eau, n'appartient pas qu'aux humains.

Lorsque les cartes seront distribuées entre les deux pays, y en aura-t-il une dans notre jeu pour les poissons, les ours, les arbres, les animaux sauvages, les oiseaux, s'interroge Eileen Delehanty Pearkes.

Ce nouveau traité ne changera pas la rivière, car ce qui a été fait est fait. Les barrages resteront là, affirme pour sa part Herb Alex.

Il estime toutefois qu’il faut continuer de travailler à réparer les erreurs du passé. Il y aura des hauts et des bas, des déceptions et des échecs, mais il y aura aussi de belles réussites, affirme-t-il. Et c'est ce que ce fleuve représente pour moi. Il me donne le courage de continuer.

Un énorme barrage hydroélectrique sur le fleuve Columbia.

Le reportage de Benoît Livernoche présenté à l'émission «La semaine verte»

Photo : Radio-Canada

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